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Les Backrooms: quand une légende urbaine devient un phénomène mondial

Quand Internet rêve d’espaces sans fin

Vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passerait si vous glitchiez hors de la réalité? Si, en trébuchant sur un mauvais pixel, vous étiez projeté dans un lieu sans logique ni sortie, où tout semble familier mais profondément dérangeant?

Bienvenue dans les Backrooms, un mythe urbain né du Web, devenu en quelques années une pierre angulaire de l’horreur contemporaine.

Le phénomène émerge en 2019 sur le forum 4chan. Un utilisateur poste une image étrangement banale : un couloir jaune défraîchi, éclairé par des néons bourdonnants, accompagné d’un court texte glaçant :

“If you’re not careful and you noclip out of reality in the wrong areas, you’ll end up in the Backrooms, where it’s nothing but the stink of old moist carpet, the madness of mono-yellow, the endless background noise of fluorescent lights…”

Ce simple post déclenche une onde de choc. L’image évoque immédiatement une esthétique liminale, ce que l’on appelle en anglais un liminal space — ces lieux de transition (halls d’hôtel, parkings vides, cages d’escaliers désertes) qui nous semblent à la fois familiers et déstabilisants. Il ne s’agit pas d’un lieu de peur explicite, mais d’une angoisse diffuse, inscrite dans l’absence : absence d’humain, d’histoire, de but.

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Crédit photo : Solenne d’Arnoux de Fleury
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Dans Non-Lieux, l’anthropologue français Marc Augé (1935–2023), qui a forgé ce concept clé dans son essai Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992), écrivait :

« Ce qu’on appelle des non-lieux, ce sont les espaces où l’on passe sans s’attarder, sans y inscrire de mémoire ni d’identité. »

Les Backrooms en seraient l’extrapolation cauchemardesque : un non-lieu étiré à l’infini, qui ne mène nulle part.

Une mythologie participative

Ce qui suit est typique d’Internet : une prolifération organique, collaborative et anarchique. La communauté s’approprie le concept, le développe, le démultiplie. On ne parle plus d’un simple lieu, mais d’un univers entier. Les Backrooms sont désormais structurées en “niveaux” – chacun possédant ses lois physiques, ses dangers et ses anomalies.

Le Level 0 est le plus emblématique : un labyrinthe sans fin de moquette détrempée, d’éclairage fluorescent et de murs jaunis. Le Level 1 est plus sombre, ponctué de bruits mécaniques et habité de créatures erratiques. D’autres niveaux basculent dans le cauchemar aquatique, la science-fiction industrielle ou l’ésotérisme lovecraftien.

“Don’t trust the layout. The rooms shift when you’re not looking.”

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Image représentative du Slender Man, figure emblématique des légendes urbaines contemporaines.

Chacun peut contribuer : écrire un nouveau niveau, inventer une entité, dessiner une carte ou tourner une vidéo. C’est une narration horizontale et décentralisée, qui rappelle le fonctionnement du SCP Foundation ou des légendes urbaines collaboratives comme Slender Man. Mais ici, ce n’est pas la créature qui vous guette : c’est l’espace lui-même. On n’y meurt pas forcément. On s’y perd.

Un utilisateur anonyme disait à Vice :

Les Backrooms, c’est comme être coincé dans un écran de veille Windows 95. Mais avec la peur que ça ne s’arrête jamais. »

Une contagion médiatique

D’abord simple creepypasta (nous vous glissons notre petit top 3 ici), les Backrooms ont rapidement infiltré tous les médias : jeux vidéo indépendants (Escape the Backrooms), récits audio immersifs, courts-métrages expérimentaux sur YouTube — dont ceux, remarquablement soignés, du jeune réalisateur Kane Parsons (alias Kane Pixels), qui propose une lecture pseudo-documentaire et paranoïaque de ce monde parallèle.

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Dans une entrevue, il déclarait :

Ce qui m’intéressait, ce n’était pas tant les monstres que le sentiment d’être perdu. D’être oublié dans un endroit sans fin.

Cette prolifération touche désormais le cinéma traditionnel : A24 et Atomic Monster (la boîte de James Wan) préparent une adaptation en long-métrage, réalisée par Parsons lui-même. C’est peut-être la première fois qu’un mème Internet devient un film de studio à grand déploiement — preuve que l’esthétique liminale a touché une corde sensible dans notre culture post-pandémique.

Un miroir de l’ère numérique

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Station de métro St-Henri / Montréal
Crédit photo : Solenne d’Arnoux de Fleury

Au fond, les Backrooms sont une métaphore parfaite du XXIe siècle : un monde de plus en plus artificiel, répétitif, désincarné. On y circule sans destination claire, entouré de signaux vides, prisonnier d’espaces copiés-collés. C’est le cauchemar du copy-paste, de la perte de sens, du trop-plein d’images.

Il n’y a ni tueur, ni démon, ni apocalypse. Seulement nous, errant dans un monde devenu incompréhensible.

Pourquoi ça fonctionne ? Parce que ces lieux résonnent avec nos expériences modernes. Espaces impersonnels, flux d’images continus, interface sans fin. Un monde sans porte de sortie.
Le critique Charlie Shackleton résume bien le malaise:

« Les Backrooms incarnent une forme d’horreur post-moderne : un monde si artificiel qu’il en devient inhumain. »

Les Backrooms sont à notre ère numérique ce que The Shining était aux années 80 : une architecture mentale du vide. Une horreur froide, diffuse, persistante. Et peut-être déjà bien réelle.

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The Shining de Stanley Kubrick, avec Jack Nicholson (1980).

Et si, en lisant ces lignes, vous commencez à percevoir un grésillement persistant, une odeur de moisissure, ou cette étrange impression de déjà-vu… peut-être avez-vous, sans le savoir, noclippé vous aussi. Et dans ce cas, il est peut-être trop tard. Vous y êtes.

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