Chez Flottille, la librairie indépendante d’ici, aux Îles-de-la-Madeleine, lorsqu’on entre dans la petite bâtisse jaune, à notre gauche se trouve un présentoir de poésie assez fourni. Mon regard a directement été attiré par un petit livre à la couverture colorée : Filles de Gore de Clémence Dumas-Côté. Je dois avouer que les jaquettes des éditions Les Herbes rouges accrochent régulièrement mon regard sur les étalages. Hier, alors que la pluie tombait dru sur Cap-aux-Meules, que le vent se levait fort, puissant, comme lui seul sait l’être aux Îles, je me suis assise dans ce refuge aux livres sur le bord du chemin Principal et je me suis laissée emporter par les vers de Dumas-Côté jusqu’à traverser le livre d’un bout à l’autre.
Filles de Gore est le troisième recueil de poésie de Clémence Dumas-Côté. À travers les poèmes, on assiste à la perte d'un enfant. Un nourrisson qui ne criera jamais, n'ouvrira jamais les yeux, mort avant d'avoir vécu. On vit la fin de cet espoir de voir grandir un petit humain aux bras potelés avec Clémence alors qu'elle accouche seule dans la salle de bain un soir de juillet. On y rencontre aussi des passages du célèbre roman Les Filles de Caleb d'Arlette Cousture.
![[Littérature] « Filles de Gore » : l'absence comme une ombre pesante 13 Filles de gore](https://cdn.horreur.quebec/wp-content/uploads/2025/05/Filles-de-gore-286x450.jpg)
Filles de Gore est à mon sens un livre aux limites du genre de l’horreur. Sans être un recueil de poésie écrit pour faire peur ou pour dégoûter, les frissons font leur apparition assez rapidement sur tout notre corps. Un texte écrit comme un démembrement d’une histoire, l’émiettement d’un corps brisé, le fracas brusque, mais attendu, d’un évènement tragique, le naufrage d’un rêve. La solitude de Clémence devient pesante, omniprésente. L’absence de ce petit être tant espéré est l’ombre inoubliable entre les vers de la poétesse.
L’intertextualité si bien travaillée par Dumas-Côté permet d’adoucir la peine, d’adoucir les cris en écho. Parce que oui, à travers les mots de l’autrice, on entend le silence trop pesant de l’absence du nourrisson. On est hanté par les cris de détresse de cette mère anéantie, pourtant résignée. On peut écouter l’être en devenir tombé dans les mains de Clémence, voir le sang, sentir la texture de l’utérus qui se vide.
Je suis au canal rouge ou je ne le suis pas.
Tout est en rouge
l’ensemble de mes pores s’ouvrent
mes pieds brûlent
j’écris avec l’expérience de mon corps
rouge dans le rouge
Sans trop pouvoir l’expliquer, Filles de Gore a ravivé en moi des effluves du chef-d’oeuvre de Charlotte Perkins Gilman écrit en 1892 : Le papier peint jaune. Peut-être est-ce cette détresse acceptée par les protagonistes de ces deux récits, la présence d’une absence inquiétante, d’un sentiment de flottement.
Je me dois de mentionner les prouesses littéraires de l’autrice. Elle crée une littérature vivante entre la forme des écrits qui change, évolue, entre la première et la seconde partie de son livre, et les jeux avec les détails de la mise en pages de ses poèmes. L’absence s’accroche à nous par les mots, s’impose à nous par sa forme solide.
Pour moi, le recueil de poésie que nous offre Clémence Dumas-Côté nous rappelle que l’horreur peut prendre de multiples formes. Qu’elle ne vit pas seulement dans la prose de fiction, les mains des Patrick Senécal ou Stephen King de ce monde. L’horreur peut être bien plus qu’une scène de torture. En fait, c’est dans le quotidien et ses drames que l’on retrouve les plus grandes histoires d’horreur.
Je vous recommande fortement ce petit trésor de livre. Je vous préviens cependant, c’est un recueil de poésie difficile à lire. La peine est forte, présente et Clémence Dumas-Côté ne se censure aucunement (et c’est pour le mieux) dans son expérience d’une naissance tragique survenue beaucoup trop tôt. Filles de Gore lève le voile sur une expérience bien plus commune que l’on pourrait le penser, c’est un livre nécessaire, pertinent et important.
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