À chaque génération ses vampires.
En 1996, From Dusk Till Dawn (VFQ : La Nuit la plus longue) de Robert Rodriguez choquait, fascinait et divisait. En 2025, Sinners (VFQ : Pêcheurs) de Ryan Coogler provoque une onde similaire : un film audacieux, dense et chargé de symboles, qui pousse le cinéma de genre à explorer des dimensions sociales et politiques rarement abordées aussi frontalement.
Tandis que certains s’enthousiasment, d’autres s’interrogent, et nombreux sont ceux qui brandissent From Dusk Till Dawn en contrepoint. Ce comparatif cherche à dépasser la nostalgie ou l’effet de mode pour mieux comprendre deux propositions cinématographiques profondément différentes, mais qui parlent toutes deux du même mal: celui qui coule dans les artères de l’histoire américaine.

Même créature, autres enjeux
From Dusk Till Dawn repose sur une idée centrale : désorienter le spectateur. Le film commence comme un polar tendu, où deux criminels fuient vers le Mexique avec une famille prise en otage. Tension psychologique, ambiance moite : tout y est. Puis, à mi-parcours, le récit explose. Le bar dans lequel ils se réfugient devient un repaire de vampires. Le film bascule brutalement dans l’horreur pure, sanguinaire et décomplexée. Rodriguez et Tarantino dynamitent les codes, dans un hommage jubilatoire au cinéma d’exploitation.
Rien de tout cela chez Coogler. Sinners est une fresque tragique, enracinée dans le Sud ségrégationniste des années 1930. Le récit mêle mémoire afro-américaine, spiritualité, et mythe vampirique pour construire une métaphore puissante : ici, le vampire n’est pas un monstre de cinéma, mais l’incarnation d’une violence systémique, d’un pouvoir corrupteur, d’une mémoire collective que l’Amérique tente d’oublier.
Là où Rodriguez joue la rupture et l’excès, Coogler invoque la continuité d’un traumatisme enfoui.

Deux tons, deux postures face au genre
Rodriguez revendique un cinéma libre, transgressif, outrancier. From Dusk Till Dawn explose les codes pour mieux célébrer le chaos. Les dialogues sont tranchants, les personnages volontairement archétypaux, la violence presque grotesque. La critique sociale — notamment autour de la masculinité toxique — existe, mais reste marginale. Ce qui compte, c’est le plaisir de casser la narration, d’embrasser l’absurde, et de faire jaillir le sang à grands jets. On y rit, on sursaute, mais rien n’est lourd – tout est volontairement excessif.
Chez Coogler, le cinéma de genre devient un langage pour dire l’indicible. Sinners emprunte les formes du western, du mélodrame et de l’horreur gothique pour bâtir un récit empreint de gravité. Le style est feutré, habité de symboles : le manche brisé de la guitare, le pieu dans le cœur, les blessures de guerre, les silences. Ils deviennent chargé de sens. On pense à Faulkner, à Peele, à Del Toro. Chaque image porte une mémoire, chaque scène appelle à la réflexion. Ici, le vampirisme n’est plus un virus spectaculaire : c’est une contamination morale, un poison transmis par l’Histoire.

Deux réceptions, deux malentendus
À sa sortie, From Dusk Till Dawn a déconcerté plus d’un spectateur. Son changement de ton radical à mi-parcours a dérouté la critique, peu habituée à ce genre de cassure narrative. Mais avec le temps, le film a gagné en popularité, notamment auprès des fans de cinéma de genre, qui y ont vu une véritable ode au cinéma transgressif et décomplexé.
En 2025, Sinners adopte une trajectoire presque opposée. Salué dans les festivals et étudié dans les milieux académiques, il divise davantage le grand public, qui s’attendait à un film d’horreur plus frontal. Certains lui reprochent son rythme lent ou sa narration très écrite, tandis que d’autres le considèrent déjà comme un sommet du cinéma de genre dit « élevé » (elevated horror), une œuvre hybride, à la fois politique, poétique, et profondément ancrée dans une perspective afro-américaine.
Dans ce contexte, From Dusk Till Dawn revient sur le devant de la scène comme contre-exemple assumé : un film viscéral, instinctif, qui privilégie l’action et le chaos à toute forme de discours. Cette opposition relance une vieille question qui continue d’agiter le genre : qu’attend-on vraiment du cinéma de genre aujourd’hui ? Le cinéma d’horreur doit-il avant tout divertir ou faire réfléchir ? Un bon frisson ou un vrai fond ?
Conclusion : pas le même langage, mais la même soif
Comparer Sinners et From Dusk Till Dawn, ce n’est pas hiérarchiser deux œuvres, mais confronter deux visions du même mal. Deux époques, deux sensibilités, deux façons d’aborder le vampire — non comme une créature à réinventer, mais comme un symptôme à décoder. L’un choisit le chaos pour libérer les pulsions. L’autre, la gravité pour sonder les blessures. Tous deux prolongent une tradition où le vampire, figure malléable par essence, continue d’absorber les peurs, les tensions, les traumas de son temps.
Et si l’on crie au génie ou à l’ennui face à l’un ou l’autre, c’est peut-être parce que ces deux films, à 30 ans d’intervalle, réveillent peut-être chacun à leur manière, un malaise qu’on croyait avoir enterré.