La rétrospective consacrée à Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch, projeté le 28 juin prochain à la Cinémathèque québécoise, tout comme la récente mise en ligne par Shudder de plusieurs films de Jean Rollin, semblent témoigner d’un regain d’intérêt pour une figure vampirique à la fois sensuelle, marginale et contemplative. C’est l’occasion idéale pour revenir sur ce lien ancien et profondément cinématographique entre vampirisme et érotisme — un lien qui traverse les époques, les genres et les regards. Depuis ses premières incursions dans l’imaginaire collectif, le vampire condense peurs, pulsions et désirs interdits. Et au cinéma, il devient bien plus qu’un monstre : un révélateur. Révélateur des tabous sexuels, des tensions sociales, des transgressions morales — mais aussi de la puissance du regard. C’est à partir de ce trouble que s’ouvre la critique qui suit.
⚠️ Références à des œuvres de sexploitation ou classées 18+
Une figure gothique chargée de désir

Les racines du mythe remontent au moins au XVIIIe siècle, à travers la littérature gothique européenne. Mais c’est avec Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu et surtout Dracula (1897) de Bram Stoker que le vampire s’impose comme une figure profondément érotique. Déjà, la morsure vampirique prend la forme d’une pénétration symbolique, une intrusion corporelle aussi terrifiante que jouissive. Le vampire transgresse les normes sociales et sexuelles : il séduit au-delà des genres, charme les vierges et les aristocrates, introduit dans le corps un désir irréversible.
Le cinéma muet s’empare rapidement de cette figure : Nosferatu (1922) de Murnau joue encore sur le registre de l’épouvante expressionniste, mais très vite, les adaptations de Dracula vont accentuer la dimension charnelle du monstre. Le Dracula de Bela Lugosi (1931) inaugure une lignée de vampires élégants et sensuels. Ce n’est pourtant qu’à partir des années 60 et 70 que l’érotisme devient véritablement central dans la représentation cinématographique du vampire.

Les années 70 : sexe, sang et cinéma bis
La libération sexuelle et la crise des modèles narratifs classiques dans le cinéma d’auteur comme dans les productions de genre ouvrent la voie à une exploration plus audacieuse du lien entre sexualité et horreur. Dans un article publié à la Saint-Valentin sur Horreur Québec, nous vous proposions déjà un top 10 autour de ces croisements thématiques. Dans cette mouvance, le vampire devient non seulement un symbole de transgression, mais aussi un véritable objet de désir assumé. La vague de films produits en Europe — et en particulier en France, en Espagne et en Italie — va développer un sous-genre à part entière : celui de la vampire lesbienne, où les codes du gothique sont détournés à des fins ouvertement érotiques.
C’est ici qu’émerge avec force la filmographie de Jean Rollin, cinéaste singulier souvent relégué aux marges de la sexploitation, mais dont l’œuvre mérite aujourd’hui une relecture attentive. La plateforme Shudder, spécialisée dans le cinéma de genre, a récemment contribué à remettre en lumière plusieurs titres emblématiques de Jean Rollin. Cette initiative offre l’occasion de redécouvrir, sous un angle critique, un corpus singulier, à la fois sensuel, poétique et profondément étrange, à travers des œuvres telles que Le Frisson des vampires – 1971 (The Shiver Of The Vampires), Requiem pour un vampire – 1973 (Requiem For A Vampire), Lèvres de sang –1975 (Lips of Blood ) ou encore Fascination – 1979 (Fascination).

Jean Rollin, poète de la morsure

Issu d’un certain surréalisme français, Rollin développe dès la fin des années 60 une vision personnelle du cinéma vampirique. Chez lui, les vampires ne sont pas des monstres terrifiants, mais des figures mélancoliques, décalées, presque romantiques. Le sexe, omniprésent, n’est jamais brutal ni cynique : il devient un langage, un mode d’être au monde, une passerelle entre le fantasme et l’émancipation. Dans Le Frisson des vampires (1971), La Vampire nue (1970) ou encore Requiem pour un vampire (1973), les corps féminins se déploient dans des décors gothiques et décadents, mais aussi dans des espaces intérieurs où la morsure devient une forme d’initiation — à la fois sensuelle, poétique et libératrice.
Rollin flirte avec les codes de la pornographie sans jamais y basculer. Il préfère la suggestion au dévoilement brut, l’onirisme au spectaculaire. La nudité, omniprésente, y est autant funèbre qu’érotique, comme si sexe et mort relevaient d’une même énergie primitive. Ses vampires féminins incarnent alors une sexualité déviante selon les normes sociales — souvent homosexuelle, toujours indocile — mais filmée avec une tendresse presque complice, comme une manière d’ouvrir un espace d’autonomie et de réinvention loin des regards masculins dominants.
Érotisme vampirique : fantasme masculin ou réappropriation féminine ?
Reste à savoir quel regard porter aujourd’hui sur ces représentations : s’agit-il d’une mise en scène libératrice du désir féminin, ou d’un fantasme construit par et pour un regard masculin ? Le cinéma de Rollin, avec ses héroïnes nues, ensanglantées ou envoûtantes, n’échappe pas à l’ambiguïté. D’un côté, il reproduit certains codes du male gaze — en cadrant les corps comme objets de contemplation — mais de l’autre, il ouvre un espace où les femmes sont les figures actives du récit, souvent maîtresses du jeu, initiatrices du plaisir et gardiennes du mystère. Leur sexualité n’est ni corrigée ni punie, mais embrassée comme une force. Ce paradoxe — entre mise en scène du désir et autonomie fictionnelle — est peut-être ce qui rend ces films toujours aussi fascinants, et si difficiles à trancher moralement.

Le vampire comme métaphore du désir interdit

Au-delà du cas Rollin, les années 70 regorgent de titres qui explorent la tension entre pulsion sexuelle et pulsion de mort, entre éros et thanatos. L’Espagne, avec Jesús Franco, joue un rôle central dans cette mouvance. Son Vampyros Lesbos (1971), devenu film culte underground, illustre parfaitement la fusion entre psychédélisme, musique krautrock et bisexualité vampirique. Le film use d’un montage quasi hypnotique, et la performance de Soledad Miranda incarne un érotisme spectral, presque incantatoire.
En Grande-Bretagne, les studios Hammer prolongent également cette veine avec la trilogie dite « Karnstein« , inspirée de Carmilla : The Vampire Lovers (1970), Lust of the Vampire (1971) et Twins of Evil (1971). Ces films introduisent explicitement la question du lesbianisme vampirique dans un cinéma jusque-là plus puritain, tout en conservant une esthétique gothique flamboyante.
Les États-Unis, de leur côté, offrent des exemples comme The Velvet Vampire de Stephanie Rothman, produit par Roger Corman. C’est une rare incursion féminine dans ce sous-genre, et Rothman y développe une approche où l’émancipation sexuelle passe par la subversion du rôle féminin traditionnel : la vampire y est libre, active, plus désirante que désirée. Ce film s’inscrit aussi dans une volonté de jouer sur le fantastique et le rêve érotique sans verser dans la misogynie.

On peut également mentionner Les lèvres rouges (Daughters of Darkness ) – Harry Kümel, 1971, film belge aux accents arty et élégants, où Delphine Seyrig incarne une comtesse Bathory froide et envoûtante, jouant du pouvoir de séduction avec une ambiguïté souveraine. Kümel articule ici désir, domination et esthétisme visuel dans un langage très moderne, où les influences de Visconti et Cocteau se font sentir.
Enfin, certains titres plus obscurs comme La plus longue nuit du diable (La lunga notte del diavolo, 1971) de Jean Brismée, ou La Terrificante notte del demonio (1971) de Paolo Lombardo, proposent aussi des variations érotico-surréalistes intéressantes, bien que méconnues, autour du féminin monstrueux et de la perte des repères.
Héritages et persistances
Si l’esthétique baroque et libertaire des années 70 a largement disparu du cinéma contemporain, son héritage subsiste dans certaines œuvres néo-gothiques, de The Hunger (1983) à Only Lovers Left Alive (2013) de Jim Jarmusch. Le vampire reste un miroir tendu à notre société, à ses désirs inavoués, à ses fantasmes de domination et de soumission, de fusion et de perte de soi.
Redécouvrir Jean Rollin aujourd’hui, c’est aussi interroger ce que le cinéma contemporain a peut-être perdu : une capacité à filmer le désir comme expérience trouble, à représenter le sexe non pas comme une fin en soi, mais comme un passage, un rite, une morsure qui ouvre à d’autres mondes.
