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[Critique] El Conde: magnifique fresque gothique d’une autre époque

On va y aller d’emblée en avouant qu’El Conde (Le comte), c’est une foutue belle surprise. Surtout qu’on ne l’attendait pas celle-là. Un film de genre chilien, à saveur historique (et gothique) qui atterrit penaud sur Netflix, par un petit vendredi d’automne, peu après nous avoir titillés l’intellect avec son intrigante bande-annonce. Ça raconte quoi?

Et si le dictateur chilien Augusto Pinochet était encore en vie aujourd’hui? Qui plus est, imaginez-le en vampire vieillissant, né dans l'Hexagone quelque part en 1766. Ah, et celui qu’on surnomme le Comte se déplace en marchette (!) et vit en reclus avec sa femme et son majordome, dans un domaine embrumé et décrépit, planté au beau milieu de nulle part, juste à côté d’un cimetière parfaitement dégarni. Tout se complique dès que ses grands enfants débarquent pour tenter de lui soutirer leur héritage avec l’aide d’une jeune comptable, qui est en fait une nonne pas si sage.
El Conde affiche film

Sous ses airs de récit mêlant romance et cupidité qui se déplie avec le sourire, ce qu’on a entre les mains est également un authentique film d’auteur flirtant avec brio avec l’horreur. L’un de ceux où on commet de petits meurtres en famille (ou en solo) et on découche sans retenue, tout en se plantant d’effilés couteaux dans le dos. De plus, El Conde regorge de belles surprises et moult fous rires (attendez de savoir qui est cette lettrée de narratrice!).

On y fait rimer ignoble avec vignoble, gothique avec historique (et satirique!), crado avec magnifiquement beau, strigoï et paranoï(a), et cetera. C’est qu’on adore jouer sur les contrastes, avec quelques moments d’ultra-violence en mode boucherie (brutal et frontal!), contrebalancés par une bonne dose d’un humour noir comme la nuit. On y montre aussi l’ennui ordinaire de celui qui pensait vouloir mourir, avant de retrouver enfin l’amour. De beaux retours en arrière costumés ponctuent l’action, alors que par instant, on est plus en mode contemplation. Comme lors de moments plus aériens (à couper le souffle), magnifiés par de douces partitions de musique de chambre classique.

Comte sur moi

Car émanent de l’œuvre iconoclaste un état de grâce inouï et une inéluctable poésie parsemant tout le récit, qui lorgne souvent dans le surréel ou au sein des plus macabres imageries. Lécher la lame d’une guillotine. Liquéfier des cœurs au mélangeur. Et cette scène hâtive, mettant en vedette un maillet tout sauf douillet (ouch!). Si vous n’êtes pas intrigué·e·s par ces saugrenues images, passez donc votre tour ou changez de page.

Si, en revanche, vous aimez les beaux portraits expressifs de personnages aussi atypiques que naïfs (ou hypocrites), comme on en retrouve souvent chez les frères Coen (le méconnu The Hudsucker Proxy ressurgit dans notre esprit), vous allez être servi·e·s. Carmen (interprétée avec enthousiasme par Paula Luchsinger; la série La Jauría) brille en nonne clandestine, avec son regard perçant, mais candide, sa coupe garçonne et son visage unique. Elle donne la réplique au gériatrique protagoniste (interprété avec une fatale vigueur par Jaime Vadell, du haut de ses 87 ans), qui n’est pas sans rappeler celui du succulent Cronos de l’immense Guillermo del Toro.

Coscénarisé et réalisé par Pablo Larraín (Jackie, Spencer), ce film très stylé offre également de pertinentes réflexions sur l’humanité (avoir, être, croire, vieillir, pouvoir…). Et ça fonctionne foutrement bien, sans forcer, car tout en subtilité, avec beaucoup d’ironie et une pointe de vulgarité bien salée.

El Conde Jaime Vadell image film
EL Conde. Jaime Vadell as El Conde in El Conde. Cr. Pablo Larraín / Netflix ©2023

Beau à perdre la tête

Sans oublier de mentionner à grands traits l’aspect esthétique du long-métrage, qui est d’une beauté fulgurante. Plusieurs plans font très carte postale, comme de vieilles photos baroques d’une autre époque. Comme le plus rococo des cabinets des curiosités. Comme la mieux garnie des bibliothèques poussiéreuses des vieux pays. Comme une visite chez l’antiquaire ou au marché aux puces Saint-Michel. Sa photo en noir et blanc confère à l’œuvre un aspect noble et intemporel, hors du temps (même si c’est fatalement vieillot et pas du tout techno, yo).

Rappelant le somptueusement négligé Next Floor de Denis Villeneuve, El Conde tape également dans les mêmes tales que Jean-Pierre Jeunet, alors qu’il est narré comme sa fameuse Pouline, et aussi poisseux et absurde que l’incroyable Delicatessen. Pas surprenant, compte tenu du passé de notre jadis globe-trotter Comte (appelez-le Claude), qui quitta la France de Marie-Antoinette pour le Chili (et devenir Pinochet), en passant par l’Angleterre de la dame de fer elle-même, Margaret Thatcher.

Avec ses liaisons aussi dangereuses qu’improbables (pourtant à mille lieues de Romeo and Juliet), nous sommes finalement dans une authentique mais tordue tragédie shakespearienne, voire une formidable fresque dotée d’une finale aussi grandiloquente que grotesque. Fort à parier que tous les réalisateurs cités (de même que les Terry Gilliam, Danny Boyle et Tim Burton de ce monde) devraient adorer ce petit bijou sud-américain, qui n’attend que d’être célébré par les cinéphiles du monde entier. Ce serait un péché de vous priver de ce trip tout à fait insolite.

Note des lecteurs10 Notes
Pour les fans...
d'horreur ET de cinéma d’auteur
d’histoires noires et abracadabrantes, avec une bonne dose d’absurde et de surréel
de jeux de contrastes, de type humour/horreur, laideur/beauté, dégoût/envoutement, etc
4
Note Horreur Québec
Horreur Québec