Lestat Louis

[Fierté] : Pourquoi les vampires sont-ils omniprésents dans le cinéma queer?

Avez-vous déjà remarqué que bon nombre de vampires à l’écran appartiennent à la communauté queer ? Pour être bien franche, je ne m’en étais pas totalement aperçue avant de me plonger dans un (re)visionnement intensif d’œuvres issues du cinéma d’horreur queer.

Je me doute bien que la première figure qui vous vient en tête en lisant ces lignes, c’est Jennifer’s Body , mais croyez-moi, la liste est bien plus longue que ça ! Ça tombe bien, pour moi… et pour vous : Horreur Québec met cette semaine à l’honneur les films de vampires, et moi, depuis quelque temps déjà, je vous présente des articles dans le cadre du Mois de la Fierté.

J’avais donc envie de répondre à cette grande question, née de mes visionnements récents :

Pourquoi l’univers du vampire (et la figure du vampire elle-même) est-il si souvent associé à la communauté queer ?

Les réponses à cette question sont multiples, mais la plus flagrante demeure celle qui entretient le lien le plus intime… avec le sang.

Le vampire à l’ère du sida : naissance d’une figure queer

Le 5 juin 1981, dans la revue américaine Morbidity and Mortality Weekly Report, on rapportait cinq décès difficilement explicables. Il s’agissait des premiers cas documentés liés à l’épidémie de sida (syndrome d’immunodéficience acquise). Très vite, l’épidémie s’est propagée à l’international. En plus des pertes humaines, la communauté gay s’est retrouvée encore plus marginalisée qu’elle ne l’était déjà. Insultes, regards lourds et dégoût s’abattaient sur les homosexuels, particulièrement sur les hommes.

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Nosferatu: A Symphony of Horror de F. W. Murnau (1922)

On l’a vu dans l’histoire de l’art, notamment avec l’expressionnisme allemand juste avant l’arrivée au pouvoir des nazis : lors de bouleversements sociaux, culturels ou politiques, l’art se transforme pour refléter les peurs et les enjeux de son époque. Dans le cas de l’épidémie de sida des années 1980, ce reflet a pris la forme d’un regain d’intérêt pour la figure du vampire, en particulier celle du vampire queer, aussi bien en littérature qu’au cinéma.

Mais pourquoi le vampire ? Évidemment, le lien avec le sang s’impose de lui-même. Pourtant, ce n’est pas la seule raison pour laquelle cette créature est devenue une figure de prédilection dans l’imaginaire queer de l’horreur.

Si je vous ramène à mon article sur American Horror Story, vous vous souviendrez peut-être que le mot queer était, à l’origine, une insulte. Il désignait ce qui est étrange, anormal, déviant.

Partant de là, il devient plus clair de comprendre pourquoi le vampire « ressemble à un humain sans être humain, troublant ainsi l’apparence du normal de ses bizarreries et de ses goûts excentriques » (Bisson, 2015).

Le vampire n’est pas tant une métaphore du « gay« , mais bien du queer, cette différence profonde, cette étrangeté fondamentale.

Le vampire devient alors l’incarnation même de l’Autre, celui qui vit en marge, celui qui se fond dans la masse sans vraiment en faire partie. Exactement comme une personne queer. Exactement comme je me sens, souvent.

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The Hunger de Tony Scott (1983)

La sexualité et la sensualité accompagnent nécessairement la figure du vampire, comme le souligne Solenne d’Arnoux de Fleury dans l’un de ses récents articles. Pour ma part, je pense sincèrement que cet aspect de la créature justifie, ou du moins explique, son omniprésence dans le cinéma de genre queer. En effet, le vampire, en mordant, réinvente la sexualité. En reconfigurant le corps, le sien comme celui d’autrui, par la morsure, il redéfinit les caractéristiques du désir et remet en question les normes sexuelles.

Souvent, la consommation de sang — et même, dans le cas de la victime, le fait d’être mordu — devient un acte charnel, proche de l’extase. Comme je le mentionnais dans mon article sur Only Lovers Left Alive, le soulagement qui résulte de cet acte est quasi orgasmique.

En bref, tout comme une personne queer, le vampire redéfinit ce que signifie la sexualité dans notre société. Et si cet aspect suffit déjà à expliquer la place privilégiée du vampire dans l’imaginaire queer, il nous permet aussi de reconnecter avec l’épidémie de sida, qui rappelait brutalement au monde qu’une sexualité autre qu’hétérosexuelle existait et dérangeait.

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Lady Gaga incarne “The Countess” Johnson dans AHS: Hotel

Si l’on se plonge un peu dans l’histoire de l’art et de la littérature, on prend rapidement conscience que la figure du vampire offre aussi un espace symbolique, un certain safe space. Par son étrangeté, sa marginalité, et parce qu’il n’a ni modèle à suivre ni normes à respecter, le vampire incarne l’espoir d’être soi-même sans limite. À sa manière, il crée un espace de discours performatif au service de la subjectivité queer. Il devient le visuel d’une expérience intime, marginale, foncièrement queer. Il porte la voix des espoirs, mais aussi celle des douleurs de la communauté.
Et oui, j’ose aller jusque-là : le vampire est, à mes yeux, la créature horrifique la plus libérée de tous les carcans.

Je pense qu’une partie de cette puissance vient de son corps même : un corps libre, passionné, ardent. C’est ce corps, à la fois subversif et séduisant, qui fait la force de frappe du vampire. Il fonctionne dans une œuvre parce qu’il affirme que l’étrangeté existe, et qu’elle a lieu d’être. Le vampire fascine et dérange. Il est à la fois objet de désir et de répulsion. Et c’est précisément dans cette ambivalence, dans cette tension, que réside une part essentielle de son succès.

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Fascination de Jean Rollin (1979)

Pour en revenir au sida, point de départ de cette réflexion, certains théoriciens évoquent la figure du vampire comme celle d’un corps sexuel doublement impur.

Si l’on considère que le vampire queer a émergé dans l’imaginaire culturel à la suite de l’épidémie du sida dans les années 1980, alors le sang qu’il consomme devient un symbole de contamination. Il est aussi un marqueur de transgression, d’autant plus que dans les œuvres de fiction, la consommation de sang est souvent un acte de chair, un moment chargé d’érotisme et de contact intime. C’est là le premier niveau d’impureté.

Le second réside dans la liberté sexuelle et la fluidité identitaire du vampire. Par sa nature même, il échappe à la binarité, déjoue les attentes, brouille les genres et les codes. À ce titre, il est aussi le reflet de la peur sociale, de la désinformation et de la stigmatisation qui ont entouré le sida à ses débuts.

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Megan Fox dans Jennifer’s Body de Karyn Kusama (2009)

🦇 Conclusion : une créature libre, pour des vies en marge

Mais malgré (ou grâce à) tout cela, le vampire reste une figure d’une puissance inouïe. Par sa liberté, par son excentrisme, il transcende le stigmate. Il a peut-être longtemps été utilisé pour souligner la marginalité de la communauté queer, mais aujourd’hui, il devient un outil de représentation, un symbole de résistance et de visibilité pour celles et ceux qui vivent aux marges.

📚 Sources consultée si t’en a besoin :

Bisson, F. (2015). Quel est le vrai sang ? Une critique de l’identité. In True Blood. Politique de la différence (pp. 7‑19). Presses Universitaires de France.
Disponible sur Cairn.info (via UQAM)

National Geographic. Juin 1981, les premières heures de l’épidémie de SIDA.
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Le Devoir. Montréal au cœur de la lutte contre le sida dans les années 1980.
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