[Littérature] Bibliomania: un livre dangereux et délectable

L’inconnu est possiblement l’un des aspects les plus importants dans l’horreur.

Quoique cet énoncé soit essentiellement débattable, une grande quantité de récits, de films et d’œuvres traitant de la terreur et de l’effroi amène souvent le mystère, l’inconnu et l’énigmatique afin d’apporter non seulement une atmosphère, mais aussi la clé même de la sensation primaire désirée par le genre: la peur. Howard Phillips Lovecraft est l’une des figures de proue de cette approche, de même que beaucoup de créateurs ayant tenté de l’émuler sans nécessairement comprendre comment bien jouer avec cette tangente qu’est l’inconnu.

À une ère où quantité d’histoires et de productions voient le jour dans un véritable joug quasi-compétitif, il est donc difficile de sortir du lot. Combien d’histoires de vampires, de loups-garous, d’entités fantasmagoriques et de fantômes avons-nous eu le plaisir (ou son antonyme) de contempler? L’originalité et même la surprise sont difficiles à atteindre, mais c’est exactement ce que Bibliomania réussit. Le manga d’horreur a su donner le jour à de grands noms tels que Gou Tanabe et Junji Ito, mais si cette première œuvre du duo Orval et Macchiro, scénariste et dessinateur respectivement, est indicative d’un certain futur, c’en serait un qui ferait immensément plaisir à voir.

Dans une grande salle étrange se réveille Alice, jeune fille d'apparence sans défense et qui se fait accoster par son hôte, un homme-serpent à l'air fort peu sympathique. D'un caractère suspect, il annonce qu'elle ne peut quitter cet endroit, mais rien n'empêchera Alice de faire à sa tête alors que nul ne saurait prédire ni les enjeux ni les vérités sur ce qui est énoncé et présenté...

Bibliomania commence de manière obtuse avec un personnage dénommé Alice, portant même une boucle de cheveux en forme de lapin pour bien dénoter un certain Lewis Carroll, qui se réveille dans une grande pièce. La chambre 431 pour être précis, en compagnie d’un serpent du nom de Ophis qui lui indique que tout ce qu’elle voudra sera exaucé, seulement elle ne doit pas quitter la pièce sous peine de graves conséquences. La prémisse est nébuleuse, mais riche en nuances et en indices de par l’utilisation de plusieurs conventions visuelles, littéraires et autres. Cependant, les choses ne sont pas si simples et c’est ce qui fait l’immense richesse de cette narrative.

La surprise, les attentes du lecteur et même les codes de la scénarisation sont utilisés ici pour détourner le regard, distraire et horrifier. La déchéance humaine, l’avidité, les désirs sombres et profonds sont tous bien démontrés pour essentiellement propulser le récit vers l’avant, mais dans plusieurs directions à la fois. C’est un habile stratagème du scénariste ici, une histoire qui se joue autant du lecteur que de ses personnages pour un pur délice bien tordu.

Cependant, n’importe quelle œuvre du neuvième art ne doit pas sa richesse qu’à son dialogue, mais bien aussi à ses illustrations. Les dessins de Macchiro ici sont, pour enlever toute notion d’humilité, spectaculaires. Le changement du minimalisme aux pages pointilleuses et bien remplies est chaotique, mais bien amené. Le familier et l’horrible se rencontrent sans broncher, un mélange qui amène autant malaise que jubilation dans une sorte de poésie grotesque. La pagination, l’angle même des cases et l’utilisation du vide ainsi que du sombre laissent présager quelque chose tantôt d’inquiétant, puis souvent même de catastrophique.

Le duo use très bien de l’envergure, de l’ambiguïté et même de la confusion pour petit à petit révéler l’ensemble de cette histoire jusqu’à une finale explosive qui devrait plaire à plusieurs. Bibliomania est un véritable petit coup de cœur au niveau du manga d’horreur, une grande lecture qui ne devrait laisser personne de marbre… et qui ne devrait certainement pas rester dans l’inconnu.

Bibliomania est paru aux éditions Mangetsu en mars 2023.